LES VOISINS

Chez Un, Un et Deux regardent à travers

un mur par deux trous minuscules.

UN : Il est gros, hein ?

DEUX : Non, il est petit.

UN : Oui : c’est un petit gros.

DEUX : Regardez, regardez, regardez ! le voilà parti.

UN : Zioupe ! Oh, il va revenir.

DEUX : Tiens, en voilà deux autres.

UN : Où ?

DEUX : À la lisière. Tout noirs.

UN : Ah ! – Vous êtes sûr que c’en est ?

DEUX : En tout cas ils bougent.

UN : Oui, vous avez raison. Ils n’ont pas l’air très convaincus.

DEUX : Non. Sûrement qu’ils n’iront pas loin.

UN : Et puis en plus, ils perdent je ne sais quoi, peut-être de l’essence.

DEUX : Oui : ils laissent comme un sillage. Vous croyez qu’ils le font exprès ?

UN : M’étonnerait. Ils m’ont plutôt l’air d’être crevés. Ils ont une fuite.

DEUX : C’est eux qu’ils perdent derrière eux. Ils s’arrêteront quand il n’y en aura plus, d’eux. Il ne restera plus que leur trace, en zigzag. C’est émouvant.

UN : Je voudrais bien qu’ils parviennent à la mer Rouge.

DEUX : Qu’est-ce que vous appelez la mer Rouge ?

UN : Un peu en dessous et un peu à droite de l’Arc de Triomphe.

DEUX : Ah oui.

UN : Parce que, s’ils arrivent à la traverser sans se dissoudre, ça prouvera au moins quelque chose.

DEUX : Ça prouvera quoi ?

UN : Justement : je me le demande.

DEUX : Ah ! revoilà le petit gros !

UN : Oui. Je vous dis : c’est le plus actif.

DEUX : À quoi ça peut bien lui servir, de s’agiter comme ça ?

UN : Sais pas. En tout cas, on sent bien qu’il le fait exprès.

DEUX : Ah, oui ! ce n’est pas un nerveux, comme celui-là, tenez, qui revient, avec son espèce de grand parapluie vert…

UN : Oh, celui-là ! vraiment, il me dégoûte.

DEUX : Trouvez pas qu’il tremble de plus en plus ? Il ne va pas vite, mais il tremble.

UN : Si. On a même l’impression, tellement il tremble, que la peau de son parapluie se détache, par instant. On voit le jour au travers.

DEUX : Regardez le petit gros, il s’est arrêté.

UN : Je ne le vois plus.

DEUX : Ah ? Regardez bien, entre le violet et le truc qui ressemble à un machin.

UN : Non, je vous assure, je ne vois que du bleu qui rougeoie, et du rouge qui verdoie. Je ne vois pas le petit gros.

DEUX : Là, alors, vous m’inquiétez. Pourvu qu’il ne me soit pas sauté dans l’œil.

UN : Ça n’aurait rien d’étonnant, à force de s’agiter comme il fait, ce vibrion. Clignez de l’œil, un peu. S’il est dedans, ça lui fera peur… Alors ?

DEUX : Je cligne : clic, clic, clic, mais il ne bouge pas. Clic, clic. Vous ne le voyez toujours pas ?

UN : Non. Mais voilà une parenthèse que vous n’avez jamais vue, tenez, rouge et noir, qui a l’air de tomber comme un cil.

DEUX : Ah oui ! Elle est jolie, celle-là. Dommage qu’elle tombe.

UN : Ne vous en faites pas, elle va s’arrêter, je la connais.

DEUX : Vous êtes sûr que c’est une parenthèse, comme vous dites ? C’est la première que je vois de ce genre-là. On dirait qu’elle a des cheveux longs.

UN : Ça y est, je revois le petit gros !

DEUX : Ah ben tant mieux. Je n’étais pas tranquille pour mon œil. Ah ben le voilà qui prend la parenthèse en remorque. Et zioupe.

UN : Tous les soirs à cette heure-ci, c’est comme ça. Et vous allez voir d’ici cinq ou six secondes, les granules jaunes vont envahir le terrain, c’est régulier. Tenez, voilà le trembleur verdâtre qui décampe, il a dû les sentir venir.

DEUX : Pauvre vieux, il se disloque, il a perdu un bout de son cotentin…

UN : Il doit être vieux. Tenez, les voilà !

DEUX : Oh ! Oh ben non ! Oh ben non, ils sont pas drôles, on ne voit plus que du jaune.

UN : Et puis il y en a pour un moment, je vous préviens. D’ailleurs, c’est bien simple, quand ils arrivent, je ferme.

DEUX : Bon, eh bien moi aussi. Et puis ça finit par faire mal aux yeux, de regarder comme ça dans un trou, avec un seul œil.

UN : C’est moins fatigant quand on a les deux trous pour soi tout seul. Faudra que j’en perce deux autres. Remettez bien le bouchon, hein ? et le papier peint par-dessus. Ma femme n’est pas au courant.

DEUX : C’est un mur en briques ?

UN : Oui, enfin… ce qu’on appelle des briques, de nos jours. Ce qui fait la solidité du mur, c’est surtout le papier qu’on colle dessus, chacun de son côté.

DEUX : Vous croyez qu’ils ont collé du papier aussi, vos voisins ?

UN : Non, mais les précédents locataires.

DEUX : Parce que tout de même, c’est des drôles de gens, vos voisins.

UN : Oui, vous avez vu, hein ? Au début, je n’arrivais pas à y croire.

DEUX : Ce n’est pas des gens ordinaires. On se demande vraiment d’où ils sortent.

UN : Je suppose que ce sont des provinciaux.

DEUX : Oui, mais alors d’une province vraiment très lointaine. Et même un peu arriérée. Ce n’est pas qu’ils soient antipathiques, non, le petit gros, par exemple, a l’air d’un bon bougre, mais on sent bien qu’ils n’habitent pas Paris depuis longtemps.

UN : Ils ont gardé leurs manières à eux.

DEUX : C’est plus grave que ça. Je comprends très bien que votre propriétaire n’ait pas osé leur refuser le logement, d’autant que ça a l’air d’être une famille nombreuse, mais vraiment, à votre place, je ne serais pas tranquille, avec des voisins comme ça.

UN : En tout cas, ils ne font pas de bruit.

DEUX : Non, mais je n’aimerais pas les rencontrer dans l’escalier, c’est des drôles de gens.

UN : Les voisins, c’est toujours des drôles de gens.

DEUX : Plus ou moins, oui.

UN : Vous auriez vu ceux que j’avais avant, par exemple : insensés, ils étaient. Ils s’appelaient Dupont, on aurait dit des zouaves. À quatre heures du matin, ils étaient debout, à cinq heures le moulin à café et les tartines, à six heures ils se rendormaient, à sept heures réveil général, on entendait leurs semelles qui craquaient, tout le temps du mimosa plein les vases, le monsieur travaillait dans le beurre, avec ça jaloux comme un tigre, la dame buvait ! raisonnablement, mais enfin elle buvait, et la jeune demoiselle, ça je peux vous le dire, puisque c’était sa chambre que je voyais par mes trous, eh bien elle n’était pas normale, une cinglée qui se déshabillait dans le noir. Ah non, comme voisins, je préfère encore ceux que j’ai maintenant.

DEUX : De toute façon, ce n’est jamais bien agréable, d’avoir des voisins. Faudra que je vous montre le mien, un de ces jours. C’est un grand balai avec des citrons qui pendent de chaque côté, il tombe tout le temps, il est de l’Académie Goncourt et en plus, il se drogue. Jamais vu un type pareil.

Les Diablogues et autres inventions à deux voix
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